ECRITS SANS PRETENTION

PHIL DU SUD

 

 

      Comment avait-elle pu disparaître, s'extirper des méandres de mon tronc cérébral, d'une démarche de fantôme ou d'ectoplasme bien entraîné ? Une conscience, voire une mémoire-conscience dans mon cas, ne devrait pas pouvoir en faire à sa guise ! A-t-on déjà vu un vague concept freudien prendre des libertés aussi extravagantes avec la place et la fonction qui lui sont assignées par un héritage génétique ? Hélas, je ne pouvais plus en dire autant, apparemment. M.C., il était vain de se voiler la face, avait bel et bien pris la poudre d'escampette...

      Ce constat établi, l'horreur m'a submergé, a fait vaciller ma raison ou ce qu'il en restait. J'en oubliais de noter son absence de toute urgence ! Tremblant d'effroi, je m'efforçais de recouvrer mon calme pour envisager la situation posément. J'ai ouvert sans délai un cahier "Impressions et sensations" afin de consigner ma tristesse et surtout mon accablement.

      Par chance, j'enregistrais aussi l'intégralité de mes échanges avec M.C., dans le secret espoir de la contredire sur un point, un jour ou l'autre, de mettre en évidence une contradiction quelconque, mais la mémoire dont elle était dépositaire s'avérait sans faille majeure. Ma consternation a pris de l'ampleur quand je me suis avisé que cette mémoire, en définitive, c'était la mienne !

      Il me fallait arrêter une ligne de conduite, j'en éprouvais confusément la certitude. Un univers de soupçons se dévoilait soudainement, M.C. était-elle partie de son plein gré ? Je m'avouais incompétent pour déterminer si une mémoire-conscience normalement constituée est dotée ou non d'un libre-arbitre. J'étais raisonnablement certain d'être seul habilité, à la lumière de propositions formulées par ses soins, à prendre des décisions. Bien. Mais ne refermait-elle pas la trappe au gré de ses humeurs ? Je ne savais plus quoi penser. Tout bien pesé, le comportement de M.C. manquait de pondération, peut-être même de cohérence. Pouvais-je alors supposer qu'elle avait cédé à une velléité ? Son départ revêtait-il un caractère définitif ou provisoire ? La liste des questions s'allongeait à une allure phénoménale.

      Pendant que je noircissais furieusement "Impressions et sensations", ouvrant un nouveau chapitre, un sentiment de remords s'est insinué en moi. Cette pauvre vieille M.C. et moi n'avions plus grand chose à nous dire, l'ordinateur, mes cahiers, ma vaste intelligence palliaient ses carences, ou plutôt son sale caractère, mais...Marie-Christine faisait partie de ma personnalité, tout de même. Il lui était arrivé d'émettre des suggestions empreintes de bon sens, probablement par hasard, j'en convenais objectivement. Elle allait me manquer cruellement avec ses silences et son dédain. Au fin fond de mon désespoir, je pianotais une dernière observation ( le cahier était rempli depuis longtemps ) "On ne peut plus se fier à personne, de nos jours, surtout pas à sa mémoire-conscience !"

      La lassitude absorbait mon néant personnel, et je me suis endormi inopinément, j'étais incapable de formuler et d'enregistrer une pensée supplémentaire.

      Quand je m'éveillais, la nuit était tombée. Une étrange sensation de raideur irradiait mes membres, mes maxillaires étaient douloureux, le nez contre la table, quelques minutes m'ont été nécessaires pour me situer avec précision dans l'espace, comme dilué dans un brouillard ouaté. L'écran de l'ordinateur affichait une suite incompréhensible de caractères. Une trouille bleue me chatouillait l'esprit, avais-je perdu conscience ? Cette question a amené un sourire désenchanté sur mes lèvres, je ne l'avais pas perdue, elle s'était enfuie, nuance !

      J'activais un autre fichier, machinalement, ma mémoire de substitution m'apprit qu'il me fallait me nourrir, pourtant je n'avais guère d'appétit.

      Une fois rassasié, je décidais d'élaborer un plan, destiné à me faire recouvrer l'usage d'une mémoire-conscience. Rédiger le titre a suscité en moi l'espoir, mais force était de constater que la suite ne venait pas toute seule...

      M.C. n'avait-elle pas aussi emporté dans ses bagages ma faculté à raisonner constructivement ? Je m'angoissais quelques instants avant de réaliser que cette interrogation constituait en soi l'ébauche d'un raisonnement.

      Je commençais par inspecter les moindres recoins de mon esprit dans le dessein de découvrir, non pas M.C., mais des traces de sa présence, elles auraient pu être utiles, après tout. Mieux valait des miettes de conscience que rien du tout. J'ai fait chou blanc, elle s'y entendait pour effacer les indices ! Pour être tout à fait franc, je ne nourrissais guère d'illusions, ma déconvenue était donc des plus relatives.

      M'installant plus confortablement, je me suis mis réellement au travail. On allait voir ce qu'on allait voir ! Je n'avais pas dit (ou plutôt écrit) mon dernier mot ! A ma vive surprise, une foule de clichés du même ordre resurgissait aisément. Résidus de mémoire ? Réflexes

sémantiques ? En tout cas la belle mécanique nichée sous ma calotte crânienne tournait comme une horloge suisse (Tiens ? Encore un cliché ).

      Quatre jours m'ont été nécessaires pour mettre mon plan au point dans ses moindres détails, je l'ai relu soigneusement, me votais des félicitations avant de revenir à la première ligne. 

      Ligne 1 : Appeler la base au téléphone. 

      J'ai aussitôt été mis en rapport avec le centre de communication, une voix impersonnelle m'a suggéré d'être concis, j'y ai vu un heureux présage, les bavards m'ont toujours importuné.

      - Bonjour, ici le gardien du phare...

      - Je sais. Que pouvons nous pour vous ?

      - Je désire démissionner.

      - Ah ! Notez que la direction des ressources humaines a émis une circulaire récemment à ce sujet...

      - Une minute, pas si vite !

      - Pardon ?

      - Je ne sais pas prendre en sténo, moi ! 

                              ***** 

      Deux ans se sont écoulés. J'ai abandonné mon refuge entre ciel et terre, la mort dans l'âme. Je déplorais amèrement, d'ailleurs, de ne pouvoir avoir conscience des mauvais tours que me réservait l'existence. (J'extrais cette remarque du cahier "Impressions durables". )

      J'ai réintégré mon appartement, me suis de nouveau installé dans cet endroit sinistre, sans perspective, les cris stridents des mouettes et des goélands me manquaient, mais il fallait bien mettre en oeuvre ce fameux plan.

      M.C. n'est jamais revenue me narguer avec ses commentaires. Au cours d'une séance d'introspection poussée, dont je possédais la transcription intégrale, j'ai fini par admettre en mon for intérieur que sa présence ronchonne me faisait défaut. J'ai pensé passer une petite annonce, à peine avais-je fini de noter cette démarche que le doute m'a assailli. Les mémoires-consciences savaient-elles lire ? Et dans l'affirmative, s'intéressaient-elles aux journaux ?

      Je ne pouvais nier que cette disparition stimulait en permanence les maigres ressources de mon imagination. A ce stade de mes réflexions, je penchais sérieusement pour l'hypothèse d'une fracture de l'espace-temps, dans laquelle cette tête de linotte se serait engouffrée par inadvertance. C'est la seule explication qui méritait qu'on s'y arrête. M.C. était en train d'errer, lestée de tous mes souvenirs et connaissances, dans un repli du continuum, cherchant comment se sortir de là, les univers parallèles devaient manquer de repères facilement identifiables.

      "C'est bien ma veine ! Ce genre de choses n'arrive qu'à moi !"

      Une première constatation s'imposait : mon plan n'était pas infaillible.

      Tout plan digne de ce nom comporte une phase préparatoire et une autre d'exécution. Planificateur né, je savais qu'avant de passer aux actes, il me faudrait sélectionner une cible, c'était la partie la plus délicate de l'opération.

      Cible ? Le choix des mots n'a jamais été mon fort, un gardien de phare en retraite n'est pas forcément à l'aise dans ce type d'exercice. Ce terme à la connotation guerrière me parassait  pourtant le plus approprié pour désigner la personne à qui je pensais m'adresser un jour ou l'autre. Je l'ai cherchée pendant ces deux années, il me faudrait encore vérifier la validité de ce choix.

      Après avoir fait définitivement le deuil de ma mémoire-conscience, j'ai résolu de m'intéresser de plus près aux diverses associations de la ville. Démuni de moyen de transport personnel, je n'ai jamais eu les moyens d'étendre mon champ de recherches. La vie associative était, selon moi, un excellent moyen de développer des relations, j'entendais renoncer à ma ligne de conduite et rencontrer tout simplement des gens, leur parler, dans le but avoué d'en connaître au moins quelques uns. Si M.C. était encore de ce monde (mais après tout, rien ne permet de supposer qu'elle n'est plus, une entité immatérielle possède de bonnes chances de survie dans un repli de la quatrième dimension, n'importe quel auteur de science-fiction vous le confirmera), elle aurait probablement émit des remarques de son crû : "Il est grand temps, à ton âge, de sortir de ta réclusion végétative !"

      - Marie-Christine, moi qui suis amputé de toi, muni d'une mémoire artificielle en

guise de prothèse, je te l'affirme maintenant, je t'aurais écoutée...

      Passons. Des regrets tardifs n'ont jamais rien reconstruit.

      J'ai donc entrepris de répertorier des associations, en vue de m'y inscrire ultérieurement, j'entendais procéder avec prudence.

      Par inclinaison personnelle, j'aurais aimé trouver une association de nihilistes, en dépit de mon goût médiocre pour la conversation, leurs convictions suscitaient ma sympathie. Privé de mémoire, donc de références, je me sentais qualifié pour remettre en cause les fondements de la société. Généralement cet exercice est assimilé à une démarche inutile. Rien n'était moins sûr. J'en voulais pour preuve que parler pour ne rien dire requiert une imagination considérable, il y avait donc au moins matière à faire fonctionner sa matière grise, toute activité prétendûment intellectuelle n'induisait pas un tel résultat

      Evoquer le néant comme perspective était plus probablement une concertation prospective sur un devenir globalement incertain, il fallait bien se l'avouer. J'ai eu connaissance d'interrogations lancées par des penseurs faisant autorité, elles pouvaient se résumer ainsi :

" Où va -ton ?". Cette grave question laissant supposer que nul n'en possède une réponse convaincante, le nihilisme ou l'anarchisme, la négation de tout pourraient s'avérer une attitude responsable, en tout cas un possible...

      Malheureusement, si une telle congrégation existait, elle se gardait bien de se faire connaître. Ses effectifs, déjà conséquents, interdisaient sûrement toute campagne de recrutement. J'ai donc renoncé à les rencontrer.

      J'ai honteusement cédé à la facilité en m'adressant à un club de pétanque. Ses membres m'ont accueilli à bras ouverts, j'ai consenti des efforts pour me départir de ma réserve naturelle.

Des obstacles ont bientôt jailli pendant ce processus d'intégration. Il m'était impossible de jouer aux boules en transportant mon fidèle ordinateur et mon appareil photo. Ennemi des conclusions hâtives, six mois m'ont été nécessaires pour entériner ce constat. En outre, ces sportifs de haut niveau attachaient beaucoup trop d'importance à l'analyse et à la critique de leurs exploits, à l'élaboration de leur tactique, au café de la place, généralement à l'heure de l'apéritif. Il y avait même des séances préparatoires ! La courtoisie la plus élémentaire m'obligeait à y assister, notant scrupuleusement ces commentaires parfois ésotériques, en consommant un pastis, de peur de me faire remarquer en adoptant une attitude distante. J'ai noté, à cette époque, que je détestais l'odeur douceâtre de l'anis, on mesurera mon abnégation à l'aune des verres engloutis avec répugnance. J'ai fini par effacer le fichier "Pétanque", je m'étonne même de me souvenir de cette période particulièrement sombre. Il est vrai que j'avais conservé, à tout hasard, le cahier correspondant.

      En relisant ces pages par acquit de conscience (Jamais cette formulation ne m'a semblé sonner aussi juste!), j'ai relevé un dialogue avec l'un des membres du club.

      - Pourquoi me photographies tu ?

      - Oh...simplement pour avoir quelques souvenirs.

      Je mentais, mais pour la bonne cause, mettre un nom sur un visage était une véritable torture mentale, ainsi je possède un trombinoscope complet de la majeure partie des interlocuteurs de circonstance qui m'ont parlé ! Ce partenaire de triplette avait d'ailleurs approuvé cette précaution.

      - Tu as raison, à notre âge, c'est tout ce qui nous reste !

      J'ai dû lui lancer un regard souçonneux, celui-là avait-il aussi perdu sa mémoire-conscience ? M.C. n'était sûrement pas assez imaginative pour avoir créé un précédent. Je fus tenté de l'entreprendre à ce sujet. Saisi d'un espoir inattendu, j'entrevoyais déjà une collaboration fructueuse, la conjugaison de nos expériences. Je me suis ravisé in extremis, ma sagacité me permit de constater des différences notables entre nous, il n'était porteur ni d'un ordinateur, ni d'un appareil photo, pas le moindre calepin en vue non plus. Je doutais fort qu'il ait mis au point une méthode inédite, si bien que j'ai préféré conclure évasivement.

      - C'est bien vrai, ne m'en parle pas.

      Les notes rédigées à propos du club de bridge sont fort concises, j'ai assisté à une seule réunion. Un quidam m'a injustement accusé de tricher ! J'utilisais, comme à l'accoutumée, mon clavier et mon écran, mon attitude pouvait prêter à confusion...Dommage, dans le fond, nous nous trouvions entre gens du même monde, du moins si l'on considère seulement notre comportement en société. On parlait peu et toujours à bon escient, j'adorais cette ambiance recueillie, même si les règles du jeu me déconcertaient passablement. Cette affaire de contrat me mettait mal à l'aise, pour un peu, je me serais cru au milieu d'une assemblée de sicaires particulièrement taciturnes. Ceci n'est pas forcément contradictoire avec l'évocation positive de l'atmosphère qui régnait là.

      Après ce demi-échec, j'ai orienté mes recherches dans d'autres directions.

      Le tir à l'arc a failli me valoir de sérieux ennuis, aux dires de certains, j'ai malencontreusement été me planter devant une cible au mauvais moment, je désirais vérifier la cotation des cercles peints sur l'objet (J'ai toujours eu le souci du détail), au moment où l'un des archers a décoché son trait qui n'était pas d'esprit. La prudence la plus élémentaire m'a amené à reconsidérer mon adhésion.

      L'association "Cuisine pour tous" et ses membres m'ont charmé. J'ai eu le privilège de prendre note d'un bon millier de recettes, la somme de travail représentée par ces fastidieuses transcriptions ont été, finalement, à l'origine de mon départ. Les dames qui officiaient en ces lieux ne se laissaient pas distraire par des bavardages futiles, surveiller un soufflé ne supporte pas l'approximation ! Jamais je n'ai eu l'opportunité de me présenter. Mon départ a dû passer inaperçu.

      Ces déconvenues successives m'ont incité à marquer une pause, à prendre un recul indispensable. J'étais harassé, ces longs mois de quête infructueuse avait aussi distillé en moi une dose quotidienne de découragement. Il serait malaisé pour moi de détailler ce que j'ai fait ou pensé pendant cette retraite, je n'ai rien noté. La honteuse défection de M.C. occupait cependant mes pensées sporadiquement, ces observations apparaissent cycliquement dans la chronologie de mes souvenirs préfabriqués.

      Un beau jour, cédant à l'impatience, j'ai frappé à la porte d'une association du troisième âge. Une accorte sexagénaire m'a reçu, commençant par me détailler une impressionnante liste d'activités. Naturellement, la conversation s'est portée sur mes goûts personnels,  mes

aptitudes . Il m'a fallu recourir à ma mémoire auxiliaire.

      - Que faites vous donc, cher monsieur ?

      - Je...j'ai oublié de noter quelque chose, j'en ai pour un instant, rassurez-vous. Et...

vous-même ? Possédez-vous des préférences ?

      - Oh, vous savez je tiens le secrétariat, je suis commerçante en retraite, je me contente de donner un petit coup de main, sans plus. A propos, avant de me révéler vos hobbies ou qui

sait ? vos passions...

      Elle eut un petit rire charmant, presque juvénile, je jugeais inutile de lui révéler l'absence de passions dans mon existence.

      - Oui ?

      - Nous observons une règle, ici, nous sommes tous entre amis, par conséquent l'usage des prénoms est obligatoire. Le mien est Louise, puis-je connaître le votre ?

      J'ai bredouillé que je possédais un prénom ridicule, soulignant qu'il était certainement issu d'un esprit tordu, qu'on ne l'utilisait jamais...en fait je l'avais complètement oublié, je n'allais quand même pas exhiber ma carte de sécurité sociale pour la renseigner ? Si je n'avais plus de conscience, je pouvais toutefois discerner le ridicule de la situation.

      - Allons ! Personne ne songerait à se moquer de vous, j'en réponds.

      - Eh bien...appelez moi comme vous voulez, ce sera plus amusant.

      Louise possédait manifestement un tact lui faisant honneur, peut-être appréhendait-elle ma détresse,elle m'octroya donc un nom, se piquant au jeu. J'appréciais qu'on cherche à me mettre à l'aise. La secrétaire a pris le calendrier des postes en fermant les yeux, a pointé son index au hasard.

      - Vous vous appellerez..ah zut ! Le 14 Juillet !Fet Nat ! Désolée, je vais recommencer...

      - Aucune importance, je vous assure.

      Cette identité établie, j'ai émis le voeu d'exercer des tâches de gardiennage, mais il s'avérait que l'association ne possédait nulle richesse susceptible de stimuler la convoitise. Je levais les bras au ciel, mais mon interlocutrice a souri de nouveau, me précisant que rien ne pressait.

      - Revenez me voir d'ici deux ou trois jours, j'ai une petite idée, je dois en parler aux autres.

      Un tantinet inquiet, j'ai pris congé de cette aimable personne, je me suis assis sur un banc public un peu plus loin pour consigner aussitôt une idée venant de germer. Je savais par expérience que celle-ci pouvait m'échapper à une allure sidérante.

      Ma cible, ce serait elle. Il me suffisait de modifier mon plan en conséquence, la chance me souriait enfin. Cette certitude avait jailli en moi comme une évidence indiscutable, je ne cherchais pas un instant à l'analyser, notant simultanément qu'il pouvait s'avérer judicieux de se fier à son instinct.

      Je suis revenu ponctuellement quarante huit heures plus tard, j'avais mis à profit ce laps de temps pour procéder à un achat et surtout à faire mes comptes. Si ma situation n'était pas précisément celle d'un personnage richissime, j'avais réalisé de substantielles économies depuis que M.C. était hors d'état de m'inciter à acquérir n'importe quoi...

      - Ah ! Installez vous donc, cher Fet Nat. Je me suis occupée de votre cas, nous allons vous intégrer dans l'une de nos équipes !

      - Fort bien...Puis-je savoir de quoi il retourne ?

      - J'y arrive...pourquoi me prendre en photo ?

      - Excusez moi, me donnez vous la permission de...

      - Sûrement pas, je ne suis même pas allée chez le coiffeur ! Tiens ? Encore une de ces inspirations subites, je suppose ?

      - Pardon ?

      - Vous ne cessez d'utiliser votre ordinateur, notez que je comprends.

      - Tant mieux. Quelle est donc cette activité ?

      - Eh bien, je suis certaine qu'elle vous conviendra. Vous arrivez chez nous à point nommé, figurez-vous que nous venons de créer un Atelier du Livre !

      Je consultais mon plan aussi discrètement que possible, réalisais que cette option n'avait pas été prévue, j'en conçus une vive contrariété. En quelques instants, je concoctais un plan de rechange, Louise souriait avec attendrissement, me semblait-il.

      - Euh....je crains que vous ne fassiez fausse route, je n'ai aucune compétence dans le domaine de l'écriture.

      - A d'autres, Fet Nat ! Inutile de jouer les modestes. Vous jouerez un rôle prépondérant, j'en ai la conviction.

      Dans quel guêpier venais-je de me fourrer ? Il me fallait trouver une parade, je n'avais nullement l'intention de rédiger quoi que ce soit, d'autre part, dévoiler mes notes revenait à révéler mon plan !

      - Ecoutez, c'est réellement prématuré. Je suis tout disposé à vous expliquer pourquoi, Louise. J'écris, en quelque sorte, mes mémoires, c'est assez personnel.

      Je n'allais quand même pas lui répondre que je constituais au jour le jour cette mémoire cruellement défaillante !

      - Voyons...accepteriez-vous de dîner ou de déjeuner avec moi ?

      Elle me dévisageait avec une expression songeuse, je craignais de devoir reconsidérer ma stratégie une fois de plus...Louise m'a pris au dépourvu.

      - Très bien, je vous prends au mot ! Invitez moi !

      Je prévoyais quelques semaines d'hésitation, j'avais lancé cette proposition pour me ménager une position de repli. Considérant qu'il me suffisait d'effacer cette partie de mon plan et de passer directement à la séquence finale, je me suis jeté à l'eau.

      - Demain soir ? Serez-vous disponible ?

      - Evidemment ! Pensiez-vous que je gère des rendez-vous à longueur de temps à mon âge, Fet Nat ? Vous êtes touchant...j'ai l'impression de revenir quelques décennies en arrière.

      J'ai perçu une inexplicable sensation de chaleur aux tempes et au front. Heureusement, j'avais noté une réplique figurant dans un roman lu récemment.

      - Vous exagérez certainement, Louise. Votre charme est toujours présent, il n'a jamais appartenu au passé que vous invoquez.

      - Flatteur ! Enfin, ça fait toujours plaisir à entendre.

      Nous avons convenu de l'heure, l'implacable machination allait entrer dans sa phase terminale.

      Mon stage à "Cuisine pour tous" m'a permis de préparer un dîner convenable, le lendemain soir, il m'était impossible de me tromper, j'avais tout noté dans un carnet disposé à côté de la cuisinière, en bon planificateur-né.

      Mes notes révèlent que Louise est réellement une personne adorable, elle semble avoir oublié de vieillir, de s'aigrir, à l'instar de certaine absente...

      Elle m'aida à achever les préparatifs de ce paisible repas que nous prîmes dans la fraîcheur bienvenue de cette soirée d'été. Je reçus des compliments à propos de mon intérieur, de mon sens de l'organisation (Note page 32 du fichier Louise : Individu doué d'objectivité, d'un sens aigu de l'observation )

      Nous dégustâmes avec des mines complices un rôti, une jardinière de légumes, une tarte aux fraises. Elle me questionna longuement sur mon expérience de gardien de phare, s'amusant beaucoup de me voir pianoter frénétiquement sur mon clavier pour lui fournir des réponses adéquates.

      Après avoir desservi la table, j'allumai une lampe dans un coin de la pièce. Nous prîmes  une verveine, à ce moment, je me décidai à entrer dans le vif du sujet.

      - J'ai un gros problème, vous savez ?

      - Nous en sommes tous là, mon pauvre ami ! Désirez-vous vous confier un peu ?

      - Je n'osais suggérer...

      - Osez ! Osez ! s'est-elle écriée en souriant gentiment.

      Je l'aurais embrassée. Je devais me surveiller un peu, le notai rapidement.

      - Voilà, j'ai un problème de conscience.

      - Je n'en crois rien, Fet Nat, vous êtes si distingué...Vous me surprenez beaucoup ! C'est aussi grave ?

      - Pire ! C'est désespérant.

      Louise me tapota la main doucement, fixa attentivement mon regard. J'aurais voulu pouvoir consulter de nouveau mon écran, cette partie du dialogue ne figurant pas sous cette forme dans mon scénario ! Je me fiai à une tactique éprouvée, sauter quelques lignes pour aller plus vite au but.

      - J'ai lu quelque part, vous aussi certainement, que toutes les consciences ont leur prix.

      - Diable ! Quel secret êtes vous en train de celer ?

      - Un secret ? Je parlerais plutôt d'un handicap très lourd.

      - C'est donc ça...la maladie. De quoi souffrez-vous, pauvre ami ? Je vous garantis la plus totale discrétion, cela va sans dire.

      - J'ai perdu ma conscience, ma mémoire-conscience. Consentiriez-vous à me vendre la votre ou à me la prêter moyennant une honnête rétribution ? Ce serait à négocier, bien sûr, vous imaginez bien qu'un gardien de phare en retraite ne roule pas sur l'or.

      Louise reposa sa tasse sur la table. Ses yeux me scrutèrent avec une intensité rare, l'embarras me gagna.

      - Pouvez-vous me répéter celà posément ?

      Je bredouillai mon argument, elle fronça les sourcils pendant que je m'efforçai de restituer le fil des événements me conduisant à formuler cette demande. Elle leva la main pour endiguer ce flot verbal si inhabituel chez moi.

      - Une minute, tâchons de réfléchir ! Je peux concevoir des altérations de mémoire, la mienne n'est pas fameuse non plus, mais cette histoire de conscience est effarante !

      - Vous avez trouvé le mot juste.

      - Oui...Hum ! Si j'ai saisi le sens de votre discours, il me faudrait demeurer à votre disposition afin de vous indiquer ce qui est bien et ce qui est condamnable ?

      Je décidai de temporiser. J'étais en terrain connu, à ce stade, mon plan avait prévu cette éventualité.

      - Pas du tout ! J'aimerais seulement obtenir la permission de vous consulter pour avoir votre avis. Nous pourrions correspondre ou bien utiliser le téléphone. Cette mise à contribution justifierait la rémunération que j'évoquais.

      De nouveau surgit ce sourire compatissant qui commençait à m'agacer un peu.

      - Votre probité et vos scrupules vous honorent, comment pouvez vous douter de posséder une conscience ? N'avez-vous jamais songé à consulter un médecin ? La vie moderne génère une multitude de situations stressantes, ça se soigne très bien de nos jours. Quant à vos soi-disant troubles de la mémoire, c'est une vétille dont nous avons le triste apanage, Fet Nat.

      - Vous ne comprenez pas Louise, ma conscience est réellement partie !

      - Allons ! Allons ! Réalisez vous la portée de ce que vous me dites là ?

      - Peut-être pas, justement, c'est tout le problème...

      Elle anima joliment quelques mèches poivre et sel en secouant la tête, considéra la fenêtre. J'en profitai pour consulter l'écran de l'ordinateur, libéré maintenant du souci de lui dissimuler mes lacunes accidentelles.

      - Je suis en mesure, grâce à mes notes, de vous relater précisément comment cette aventure m'est arrivée. Ainsi, vous me croirez enfin !

      - Là n'est pas la question ! Je vous crois. Du moins, vous m'exprimez exactement ce que vous ressentez. Vous devriez vous adresser à un psychologue ou un psychiatre, je ne sais pas. Je suis incapable de vous répondre sur ce point, vous le voyez bien. Je peux vous aider à chercher des adresses, en revanche, et même vous accompagner si cela peut vous rassurer, ce type de démarche n'est pas facile. Prenez donc le temps d'y réfléchir.

      - Pouvez-vous m'épeler ce mot ? Psy...quoi ?

      - Voilà que vous vous moquez de moi, ce n'est pas gentil ! Eteignez ce truc et écoutez moi !

      Je lui ai objecté que ma mémoire défaillante (mais pouvais-je prétendre en posséder une au sens strict du terme ?) ne me permettait pas de retenir ses suggestions. Elle a fini par se fâcher et se lever, elle a pris son sac, se disposant à partir !

      J'étais anéanti, je n'aurais pas misé un sou sur une seconde chance d'organiser une telle entrevue, la perspective de poursuivre mes investigations laborieuses pour trouver une autre cible me décourageait. L'ordinateur, ce fidèle compagnon, me conforta dans ma décision ( Je négligeai allègrement le fait qu'il se contentait d'afficher des indications de mon crû.), le plan B devait être appliqué dès maintenant. Je quittai le sofa défraîchi, ouvrit un tiroir de la commode, en extirpai un revolver de taille respectable !

      Louise enregistra mon geste, ses yeux s'étrécirent, elle se figea sur place. Je m'approchai d'elle, posai timidement une main sur sa fragile épaule, ses prunelles émirent une lueur d'anxiété, me sembla-t-il.

      - Louise...vous ne paraissez pas comprendre que j'ai besoin de votre coopération, pour être franc, j'ai déjà entendu parler de ces spécialistes, ils ne m'inspirent pas confiance, je préfère m'en tenir à mes méthodes pour tenter de remédier à mon problème. Comment pourrais-je faire admettre à l'un d'entre eux que j'ai réellement perdu ma mémoire-conscience ? J'ai tenu compte de cette éventualité dans mes notes, on comprendra que je souffre d'une de ces pathologies aux noms barbares, ce qui n'est pas du tout mon cas. Voulez-vous reprendre votre place et m'écouter ?

      Elle examina l'arme que je m'efforçai de tenir avec une négligence étudiée, me regarda de nouveau, puis haussa les épaules avec une désinvolture inattendue.

      - D'accord, puisque vous insistez...je ne bougerai pas de mon fauteuil, mais évitez de braquer votre machin sur moi, c'est déplaisant.

      Louise s'installa sagement, posa son sac, croisa ses mains sur ses genoux et se tint coite. Il m'appartenait de reprendre l'initiative.

      - Euh...détendez-vous, désirez-vous encore une infusion ?

      - Je suis beaucoup moins crispée que vous, Fet Nat ! Vous m'inquiétez un peu. Servez nous une verveine si cela peut vous apaiser. Je promets de rester là.

      Je produisis un sourire que je voulais le plus rassurant possible, fis le service, peu après je pris place en face d'elle, l'écran à portée des yeux. Elle employa un ton posé pour s'exprimer, me coupant la parole.

      - Nous n'allons, je l'espère, pas passer la nuit à examiner vos desiderata. Finissons-en, il commence à se faire tard, à nos âges on doit songer à ne pas veiller plus que de raison.

      - Oui, en effet. Ne vous fâchez pas, Louise. Vous connaissez la nature du problème qui me préoccupe. J'ai absolument besoin d'une conscience et accessoirement d'une mémoire, notez que l'ordinateur m'aide beaucoup. Je ne connais pas grand monde, vous êtes pratiquement la seule personne capable d'assumer ce rôle.

      - Je vois. Une question préalable, cependant. Vous devez réaliser l'aspect immoral de votre façon d'agir ? Les lois de notre pays répriment le kidnapping, l'enlèvement, la séquestration, les mauvais traitements, l'usage des armes, et je dois oublier bon nombre de chefs d'accusation applicables à votre cas.

      - Figurez-vous que je suis, justement, incapable d'apprécier l'aspect moral de notre situation. Je me tue à vous répéter que je n'ai plus de conscience ! Comment voulez-vous que je fasse ? Montrez-vous un peu cohérente, je vous en prie.

      - La situation dans laquelle vous me placez, rectifia-t-elle posément. Que voulez-vous de moi ?Abrégez un peu, s'il vous plaît.

      - Bien . Vous ne doutez plus de la véracité de mes dires ?

      - Je vous l'ai confirmé il y a un bon quart d'heure. Pour revenir aux compétences des médecins, vous devez noter qu'ils sont formés à résoudre ce type de...dilemme, dirons-nous. Je ne dis pas que vous êtes malade, Fet Nat ! Au fait, pourquoi ne pas me révéler votre prénom ? C'est très impoli de jouer les anonymes !

      - Je n'y manquerai pas, puis-je placer un mot ?

      - C'est vous qui avez le revolver...

      - Je pense que nous devons nous organiser rationnellement.

      Louise hocha la tête, un sentiment de triomphe s'empara de moi : elle admettait enfin la logique de mon raisonnement !

      - Il vous faudra demeurer à mes côtés pour m'aider. Ceci impliquera probablement un déménagement, j'en ai peur. Pouvez-vous me donner votre accord sur ce point ?

      - Vous êtes complètement...

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