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ECRITS SANS PRETENTION

Phil du Sud      

DENI DE CONSCIENCE

      Je suis seul au monde, depuis toujours. Rectification : j'ai soigneusement fait le vide autour de moi. Pourtant ma mémoire, quand des pensées m'assaillent, se hâte de remettre les pendules à l'heure. Est-ce l'un de ces mystérieux mécanismes de l'inconscient qui déclenche une procédure de sauvegarde ? Il m'est difficile de discerner en moi les réminiscences induites par ma mémoire des raisonnements dus à ma conscience. D'éminents docteurs la désignent par "Moi, surmoi, ego", ou je ne sais quels autres termes inaccessibles à ma compréhension, peu importe, dans le fond. Ma mémoire et ma conscience forment une entité douée de personnalité, chez moi, cette situation perdure depuis l'heure de mes premiers vagissements, et je ne peux que me féliciter de posséder une santé robuste et un bon sens inné.

      "Douée de personnalité" ? Parfaitement, comment définir autrement une entité qui s'exprime, parfois à tort et à travers, hélas...

      "Tu divagues, un petit coup de blues passager, voyons ! Tu es bien né d'un père et d'une mère, tu les as certainement connus ! Une famille a entouré ton berceau, plus tard tu as mûri en son sein, enfin, mûri...Disons que tu es devenu adulte, et puis tu as pris ta place dans le Grand Tout."

      Pas d'accord, chère mémoire, il s'agit de ton interprétation d'une succession de faits, elle ne reflète pas ma perception du quotidien saumâtre qui est le mien.

      La pauvre mémoire - Ou tout autre configuration synaptique assimilée comme telle - lève les yeux au ciel et prend quelque divinité mystérieuse à témoin de mon inconséquence. Généralement, nulle réaction significative ne s'ensuit, c'est alors que cette conscience si souvent malmenée referme la trappe et la verrouille pour sommeiller ou bouder tranquillement.

      Je le sais, mes élucubrations l'agacent, l'importunent prodigieusement. Quelquefois, dans un sursaut inopiné de compassion, je la plains. Je fais un hôte détestable, j'en ai peur.

      Revenons à moi, mais baissons le ton, "Mémoire-conscience" a le chic pour protester avec virulence sitôt qu'on se mêle de la contrarier.

      Selon moi, elle doit s'amuser au milieu d'un cercle de neurones bien-pensants, en tout cas politiquement corrects. Elle s'aigrit et moi aussi.

      " - Tu es aigri car tu canalises l'énergie que tu aurais dû consacrer à t'élever dans l'échelle sociale à rejeter les structures de la société, à les haïr cordialement. Il est plus facile de détester systématiquement tout ce qui n'est pas à ton image, plutôt que de chercher à s'identifier à des repères. Je parle de travail et de persévérance, tu es un immonde paresseux qui se vautre dans son ressentiment universel en fermant les yeux !

      - D'où sors-tu ces théories bancales, M.C. ? Tu es censée assimiler et mémoriser des connaissances accessibles à mon intellect et rien d'autre. Tu spécules hasardeusement dans le seul but de me ridiculiser à mes propres yeux. Voilà ce que j'en pense, tu es foncièrement méchante, te gausser de moi est ta seule raison de vivre. Tu es envieuse, ma sérénité te fera crever de jalousie, un jour."

      Bref, elle m'agace, mais après tout, nous ne sommes pas les premiers à nous réfugier dans l'agressivité pour conjurer nos angoisses.

      Je suis réellement seul donc, c'est une évidence mathématique, il suffit de dénombrer ceux qui sont partis visiter l'Ailleurs, quant aux autres j'ai cessé tout commerce avec eux depuis des lustres, ils m'ennuient. A quoi bon épiloguer, remâcher des déconvenues, procéder à l'inventaire de désaccords, dresser la liste de nos différences ?

      Ce constat s'impose, d'une certaine façon, il me rassure. Je suis bien seul, voilà au moins une certitude bien concrète, tangible, solide quoi !

      Evidemment, souligneront certains, la solitude c'est un fardeau particulièrement pesant. Il ne faut espérer aucune aide pour être soulagé de son poids. A mon sens, c'est une question d'entraînement, et vous pouvez m'en croire, je suis devenu imbattable dans cet exercice. Champion toutes catégories dans le portage de solitude. J'en remontrerais à un ermite professionnel, nul besoin de recourir à la méditation transcendantale ou à la métaphysique pour en décomposer savamment la substance.

      "Mémoire-Conscience" a entrouvert le panneau de la trappe pour laisser filtrer un soupir. Fine mouche, elle s'abstient d'émettre des commentaires additionnels. Si nous nous supportons parfois difficilement, nous nous comprenons à merveille.

      Au fil du temps, j'ai fini par la baptiser Marie-Christine ou M.C., pour faire simple. A cette époque, je me suis interrogé, faut-il attribuer un sexe à une conscience ? Elle a eu la gentillesse de clore ce débat intérieur en me signifiant qu'elle s'en foutait complètement !

      Dont acte...

      Cette parenthèse refermée, je crois utile de préciser que M.C. ne m'aide guère, elle se contente de récriminer à tout propos, émet des suggestions beaucoup plus rarement, l'essentiel de son discours consiste à me brosser le tableau de mon inconséquence. Un jour, elle m'a même menacé de nous planter là, ma solitude et moi, au terme d'une discussion houleuse au sujet de la nécessité d'user systématiquement de civilité envers autrui.

      J'ai ricané peu glorieusement.

      - C'est ça, débarrasse le plancher, et où iras-tu ? Comment comptes-tu mettre les voiles ? Sois gentille, ne me parle plus de mon inconséquence...

      - Vieil idiot ! Qu'est ce que j'ai fait pour mériter de coexister avec un individu pareil ?

      - C'est ça, bonne idée, fais ton autocritique, j'y gagnerai quelques instants de répit. 

     Elle a refermé la trappe pendant une semaine d'affilée.

         J'en ai profité pour vérifier l'immuabilité du panorama s'offrant à travers la fenêtre du bureau.

      J'ai omis de le préciser, j'exerce la profession de gardien de nuit dans des entrepôts. Je dispose d'un local désigné comme bureau, sans doute afin de préserver l'illusion que l'on travaille, ici !

      Il s'agit d'une aberration, on s'ennuie à mourir, en outre ce type d'activité ne favorise guère l'émergence de contacts fructueux. Cette situation, j'en conviens avec une certaine complaisance, me satisfait pleinement. J'ai assez de difficultés avec M.C. pour aller faire la conversation à quelqu'un, par dessus le marché.

      L'équipe de jour est renouvelée cycliquement, ça m'arrange bien, dans le fond, voilà un prétexte tout trouvé pour s'abstenir de faire connaissance, ces personnages étant appelés à quitter, tôt ou tard, la scène. Il s'agirait d'emplois saisonniers ou quelque chose d'approchant. Aucun intérêt. En fait, j'ignore jusqu'à l'identité de mon employeur, l'entreprise aurait changé de propriétaire, il y a une dizaine d'années...Le courrier n'est pas fait pour les chiens, encore un bienfait du progrès.

      J'ai pris l'habitude de m'approvisionner dans les grandes surfaces, mon anonymat y est garanti. L'immeuble dans lequel je réside possède bien des locataires, mais ils travaillent le jour, ainsi je jouis d'une parfaite tranquillité. En dépit des protestations furieuses de M.C., j'ai fini par me séparer du téléviseur. Le kiosque à journaux ne bénéficie plus de ma clientèle. A quoi bon s'intéresser à la marche du monde ? Il m'exaspère.

      Un jour, M.C., apparemment impatiente d'en finir ou désireuse d'émigrer dans une enveloppe charnelle plus distrayante m'a murmuré quelque chose. J'ai prêté l'oreille, elle ne hurlait pas, pour une fois...

      - Suicide toi ?

      - La ferme, imbécile ! Au trou et plus vite que ça !

      - Je ne te comprends plus, c'est pourtant logique, non ?

      - Je suis très heureux comme ça et j'aime la vie.

      - Bon...Comme tu veux, mais tu y viendras, tu verras !

      - Tais toi ou je prends une aspirine.

      J'étais beaucoup plus impressionné que je ne le laissais paraître, je préférais croire qu'il s'agissait d'un nouveau test, les motivations profondes de ma mémoire-conscience étaient souvent nébuleuses. Et puis je n'ai pas la science infuse, elle serait plutôt diffuse chez moi. La faute à qui ? Par exemple, je n'ai jamais compris au juste pourquoi cette menace s'avèrait toujours efficace, toujours est-il que M.C. se gardait bien, depuis le jour de cette trouvaille, de ne pas obtempérer, dès qu'il était question d'un cachet effervescent ! J'usais largement de ce procédé sans me poser de questions.

      La veille de mon dernier anniversaire, j'ai fait mettre la ligne téléphonique aux abonnés absents. Un appel eût été improbable, j'ai soigneusement coupé les ponts avec le reste de la société, mais on ne sait jamais !

      Je ne connais même pas mes voisins de palier. A vrai dire, lesdits voisins ne se sont pas souciés, eux non plus, de me connaître. Je ne peux pas leur donner tort, je ne gagne pas à être connu. J'en déduis que mon comportement n'est pas aussi incongru que M.C. peut le prétendre dans ses mauvais jours.

      Notre cohabitation, pour employer un terme à la mode, revêt parfois l'allure d'un conflit larvé, mais c'est un euphémisme. Notre chère antinomie est permanente.

      M.C. détient jalousement la clé de toutes les données qui me sont nécessaires. Afin d'achever une grille de mots croisés, j'ai dû la menacer une bonne cinquantaine de fois du châtiment de l'aspirine, par exemple.

      Aussi notre dialogue prend-t-il la forme raffinée d'un chantage. Par bonheur les automatismes acquis ne dépendent pas de son bon vouloir. Je peux préparer un café, m'exprimer en utilisant un vocabulaire restreint, déambuler sur un trottoir sans recourir à ses services.

      Il n'en va pas de même dès qu'il s'agit d'exercer un choix, fut-il anodin.

      Je dois la consulter obligatoirement pour sélectionner une marque de camembert sur un rayonnage, tant il est vrai que privilégier une option revient à entamer un débat intérieur.

      Au gré de son humeur, elle cherche à brouiller les cartes, me fournissant des pelletées de souvenirs ou de références erronées ou inutiles. S'insinue alors le doute en moi, faut-il la croire ou se méfier, aujourd'hui ?

      Pour accroître ma confusion, la garce occulte soigneusement la liste des commissions de la semaine dernière, si bien que je ne sais plus, généralement, où j'en suis.

      Heureusement, je dispose de moyens de rétorsion. Il me suffit de ne rien choisir du tout pour trancher ce noeud gordien. Méthode infaillible pour l'obliger à refermer la trappe de dépit.

      Les ennuis continuent lorsque je me présente à la caisse du magasin, muni d'un assortiment de denrées et d'objets correspondant à des goûts assez bizarres. Il me faut tout de même rendre hommage à la courtoisie des employés, jamais quiconque ne s'est permis une réflexion déplacée, mais...mais je sens parfois peser sur mes épaules des regards lourds de signification...

      Quand elle est d'humeur badine, M.C. s'arrange pour que j'oublie mon portefeuille, ou encore refuse de me donner le code de ma carte bancaire. Dans ces moments là, elle sourit narquoisement, j'en jurerais...

      Je possède, entre autres achats inutiles, cinquante quatre poêles à frire. Celles-ci s'entassent dans un coin du studio, j'omets, bien sûr, de les rapporter à chaque fois ! Il me serait difficile de détailler la liste exhaustive de ces mésaventures, je dispose, hélas, d'un accès plutôt restreint à mes banques de données personnelles...

      Toutefois, M.C. n'abuse pas de ces procédés douteux, il lui faut composer avec moi. En effet, quand ses jeux avec ses copains neurones la lassent, je demeure son seul interlocuteur.

      J'ai encore la faiblesse d'accorder une oreille attentive à ses propos, pourvu qu'elle ne déverse pas des tonnes de sarcasmes à mon endroit.

      - Tu devrais adopter un animal, je t'aiderais à t'occuper de lui.

      - Mes plantes vertes me suffisent. Tu sais très bien, en outre que je vis, enfin que nous vivons chichement, mon budget ne supporterait pas des ponctions destinées à alimenter une bestiole. D'ailleurs...je te crois capable de me suggérer de lui acheter du caviar ou du foie gras. Ne dis surtout pas le contraire ! Veux tu que nous reparlions des poêles ?

      - Je te promets de m'abstenir, nous parviendrons à faire de sérieuses économies, tu verras.

      - Fort bien, commençons par épargner.

      - Non, allons choisir d'abord un animal de compagnie.

      - Je ne marche pas. C'est moi le patron, voilà. Tu vois ? C'est plus fort que toi, tu recommences...J'espère au moins que tous ces mauvais tours te culpabilisent !

      - Tu t'adresses à ta conscience ! Ce n'est pas à moi qu'il incombe de ressentir du remords, mais à toi. D'autre part, mon intérêt bien compris serait de servir un esprit équilibré, c'est infiniment plus gratifiant. Peux-tu seulement l'admettre ?

      - Précise ta pensée. Qui est responsable de mon comportement, à la fin ?

      - Tu es seul responsable de ton isolement.

      - Ne joue pas sur les mots, tu sais de quoi je parle. En outre, je tiens beaucoup à ma tranquillité, je suis d'un naturel paisible et un ennemi acharné des contraintes sociales. C'est comme ça, ce n'est pas négociable.

      - Admettons. Une gentille petite bête ne demanderait que quelques soins...

      - Il s'agit d'une lourde responsabilité, je ne suis pas prêt à l'assumer.

      - Mais enfin...je viens de te dire que je vais t'aider ! Es tu complètement bouché ? 

      J'ai fini par lui suggérer d'aller se faire voir, ignorant d'ailleurs si une mémoire conscience est capable d'une telle performance. Elle s'est fait silencieuse, j'ai pris un livre, fermement décidé à oublier cette algarade, ce n'était pas bien difficile, me direz-vous, puisque je ne pouvais utiliser aucun souvenir sans son concours.

      Après avoir déchiffré quelques caractères, je renonçais, M.C. avait évidemment déconnecté ma mémoire !

      Elle devait regretter amèrement (je me plais à l'imaginer) cette réaction d'humeur. M.C. ne pouvait tout contrôler, notamment certaines associations d'idées, bloquer une mémoire suppose certainement une dépense d'énergie peu banale et une concentration de tous les instants. Voilà comment LA SOLUTION m'est apparue soudainement, l'une de ces évidences procédant, au diable la fausse modestie, du génie à l'état pur.

      J'allai tout noter par écrit. Il me suffirait d'utiliser plusieurs cahiers pour structurer et organiser l'accès à une foule de données essentielles. Je disposerai ainsi d'une mémoire secondaire infaillible. M.C. pourrait toujours tenter de me faire oublier l'endroit où je rangeais mes notes, l'appartement est bien trop petit pour que des recherches s'éternisent...

      Incidemment, je savourais la rare satisfaction de me retrouver seul avec moi-même, enfin affranchi des caprices de cette furie. J'assistais avec une émotion mal contenue au triomphe de mon intelligence sur ma conscience ! On concevra aisément ma jubilation intérieure. Je m'étonnais, comment un procédé aussi fluide, un concept aussi limpide ne m'était-il venu à l'esprit plus tôt ?

      En pratique, il me fallait coucher sur le papier la plus petite parcelle d'idées, la déduction la plus insignifiante. Méthodiquement, je commençais par récapituler l'emplacement des objets usuels, des ustensiles, de la nourriture. Comme on peut s'en douter j'ouvris également un cahier destiné à consigner mes intentions, dans tous les domaines.

      Sur la première page, on lisait "Passer une petite annonce pour revendre les poêles, en conserver deux. Voir coordonnées du journal ci-après."

      Pendant que M.C. remâchait sa déconvenue ( Du moins était-elle, selon moi supposée le faire), j'organisais mon quotidien de façon plus cohérente.

      Cette méthode présentait quelques inconvénients, comme celui consistant à circuler en ville muni d'un cartable contenant ma mémoire auxiliaire, sans oublier ( J'avais pensé à l'écrire sur la page de garde ) des stylos .

      Ainsi, pour effectuer un achat, je n'avais plus que la peine de consulter la liste de ceux ayant déjà été effectués, puis celle de mes prévisions en matière d'approvisionnement. Pendant quelques semaines, j'ai vécu un rêve parfaitement ordonnancé, mon acariâtre mémoire-conscience était devenue une entité inutile, plus jamais mes souvenirs ne pourraient prendre la tangente traîtreusement. Je me félicitais également d'avoir réduit à leur plus simple expression la nature de mes relations avec mes semblables (?). En effet, il m'aurait fallu prendre note de l'intégralité des conversations, échanges de vues qui interviennent dès qu'on prétend commercer avec autrui.

      J'ignorais superbement l'oeil narquois de M.C., avec lequel elle considérait mes activités frénétiques avec mes cahiers et mes stylos. Je savourais la fragrance d'une liberté tendrement chérie et enfin acquise.

      Cette époque a été l'aube de changements significatifs dans mon existence.

      Une circulaire syndicale m'a appris que je pouvais prétendre à une retraite anticipée. J'insérais le document dans le volume "Démarches administratives" avant de remplir des liasses de formulaires avec allégresse. Echanger des considérations ineptes sur le temps qu'il allait faire, ou le dernier match de football avec l'équipe de jour me minait le moral, je les transcrivais dans leur intégralité, de peur de ne m'en souvenir dix minutes après !

      La lecture de petites annonces d'un journal gratuit m'a permis de savoir qu'un poste de gardien de phare était à pourvoir, j'ai recopié précipitamment mon curriculum vitae

( Page 2 du cahier "Etudes et formation professionnelle"). Il ne me restait plus qu'à noter dans "A faire" d'affranchir le pli et surtout de le poster.

      M.C. s'est manifestée ce jour-là, j'étais de bonne humeur, je ne lui enjoignis pas de refermer la trappe.

      - Que signifie cette fantaisie ? Tu ignores tout des tâches d'un gardien de phare, d'abord tu n'as jamais vu la mer...

      - En es tu certaine ?

      - Je suis ta mémoire, tout de même, je sais de quoi je parle !

      - Judicieuse remarque, je vais noter d'aller voir la mer.

      - Bonne idée, ça nous changera des trajets en autobus, mais je crains que ce ne soit une qualification suffisante pour décrocher ce job.

      - Tu me mésestimes, je possède un brevet supérieur de gardiennage et de surveillance ! C'est écrit là !

      - J'aurais pu te le rappeler. Que sais-tu de la navigation ? Des courants marins ? Des prévisions météo ? De l'entretien d'un phare ? Des procédures

radio ? Oh ! Tu peux toujours feuilleter ce cahier, tu ne trouveras aucune réponse. Nous courons à la catastrophe, c'est tout simple.

      Je me faisais fort d'assimiler (sur le papier, évidemment) et d'utiliser l'ensemble des notions indispensables à l'exercice de cette profession et le lui dis. Elle m'a souhaité bien du plaisir, je décelais une ironie sous-jacente dans ce voeu prétendument informel, elle s'est retirée  dans la trappe avec un petit rire horripilant.

      J'e suis allé contempler la mer, je l'ai écoutée chanter sa sempiternelle chanson sur les genoux des récifs, au bord du littoral breton déchiqueté par les vagues et le temps. Derrière l'écran opaque des embruns et de la pluie ( Mon cahier "Observations" mentionne le caractère aléatoire du grand beau temps aux marches de l'Atlantique nord), se précisait un index de pierre ponctuant la ligne d'horizon, c'était, je voulais le croire, mon futur havre de paix, défiant la fureur des tempêtes, juché sur un îlot de granit.

      Mon regard s'est dilaté dans la contemplation éperdue de l'assaut millénaire de ces murailles liquides contre la forteresse imprenable dont je foulai l'ultime avancée.

      Entre deux averses, je notais (avec consternation) l'absence de papeterie dans le secteur et les moyens d'y remédier.

      Pendant le voyage de retour, M.C. a tempêté à son tour, aussi véhémentement qu'un cyclone de belle taille, pour me dissuader de mettre ce projet à exécution. Dépourvu d'aspirine dissuasive, j'ai opposé une résolution d'acier aux arguments pitoyables de ma mémoire-conscience intégrée. Cette vacation a pris fin sur une note perfide.

      - De toutes façons, tu n'as pas reçu de réponse à ta lettre de candidature !

      Je notais d'inspecter ma boîte aux lettres sans prendre la peine de lui répondre. Si elle contrôlait effectivement mes souvenirs et le processus de leur enchaînement, elle n'avait aucune prise sur ma faculté d'espérer.

      A son grand dam, les faits m'ont donné raison.

      La rémunération proposée pour cet emploi était si dérisoire que j'étais le seul candidat ! L'affaire a été promptement conclue par courrier interposé, on m'a donc dispensé d'un entretien d'embauche.

      Nanti de mes deux cartables habituels, mais le coeur léger, j'ai couru faire des emplettes s'avérant indispensables, mon sens de l'à-propos me permettant d'établir une relation entre mon isolement à venir et l'absence de commerces de proximité. Il était prévu, aux termes de mon contrat, une période de formation par correspondance. M.C. n'a pas manqué de jaser à ce sujet, comment, par exemple, pouvait-on enseigner à distance les signes avant-coureurs d'une dépression de nature à rendre dangereuses les routes maritimes ?

      Pour ma part, je me fiais aveuglément à la compétence des responsables des Affaires Maritimes et ce n'était certainement pas une mémoire-conscience calamiteuse qui allait leur apprendre leur métier ! Elle a rompu l'engagement mental (Je ne parle jamais à haute voix lorsque je m'entretiens avec elle ),vaincue par ma logique.

      Après moult tergiversations et un dialogue éprouvant ( Faut-il vraiment préciser pour qui ?) avec un vendeur en informatique, j'ai décidé l'acquisition d'un ordinateur portable. Cette machine allait devenir le nouveau supplétif de ma mémoire-conscience, entrée en dissidence depuis trop longtemps. Mes économies ont été englouties d'un seul coup, mais le poids de mes cahiers devenant presque une contrainte, les conserver à la maison apparaissait judicieux. 

                              ***** 

      Deux mois plus tard, j'embarquais sur une vedette des Affaires Maritimes pour prendre possession de mon nouveau domaine. J'avais appris, entre-temps, que mes fonctions ne nécessiteraient guère des connaissances étendues. Il me faudrait procéder à l'entretien du dispositif optique et m'assurer visuellement de son fonctionnement. Celui-ci était entièrement programmé depuis le continent.

      On a eu la bonté de me signifier la raison pour laquelle ce poste budgétaire, apparemment inutile, venait d'être créé. L'Etat, dans son souci de contribuer à la lutte contre le chômage, tenait à vérifier la capacité d'un agent (Par le passé, ces gardiens étaient au moins deux, pour ce que j'en savais) à végéter tout seul dans un phare construit sur quelques rochers, en se figurant exercer un métier utile au sein d'une société décidément déliquescente...J'étais une sorte de cobaye, mais je préférais le terme plus flatteur d'expérimentateur, après tout, on ne pouvait nier que je participais activement à ce test grandeur nature ! Ce statut justifiait une rémunération symbolique, je ne m'en souciais pas, je percevais ma pension de retraite.

      Afin, sans nul doute, d'étayer en moi la certitude que j'allais occuper un rôle déterminant dans la chaîne de solidarité représentée par la corporation des gens de mer, j'étais également invité à utiliser un téléphone cellulaire pour signaler (ou plutôt confirmer) l'apparition d'une anomalie quelconque.

      M.C. me susurra que je ne risquais guère d'user cet appareil, à moins qu'un cargo ne décide de s'échouer justement là, c'était selon elle hautement improbable, les routes maritimes des grands navires ne se situent pas à trois miles nautiques du littoral ! Je la traitais d'ignorante, caparaçonné dans mes compétences toutes neuves et enregistrées sur mon ordinateur portable. (Fichier "Qui prévenir en cas d'accident?")

      Je débarquais donc, accompagné, si j'ose dire, de tonnes de vivres (L'expérience ne s'étendait pas sur une période précisément définie ), d'un stock de cahiers (certains ordinateurs ont l'étonnante faculté de se mettre en panne au moment où on s'y attend le moins), et d'un livre en édition de poche.

      Il était parfaitement inutile que je m'encombre de cartons de bouquins destinés à m'aider à tromper la fuite du temps. En effet, grâce à ma mémoire, ou plus précisément à son absence, je ne pouvais prétendre mémoriser durablement un texte, quel que soit sa longueur ou sa complexité, d'ailleurs. A chaque fois que je lisais ce livre, j'éprouvais donc la sensation ineffable  de la découverte de cette brève nouvelle. Il me suffisait généralement de patienter deux heures pour oublier ma lecture précédente ! On appréciera l'économie de ce procédé d'évasion intellectuelle...En outre, et ce n'était pas négligeable, j'étais à l'abri d'une déception due à un mauvais choix effectué chez le libraire.

 Naturellement, M.C., toujours soucieuse de m'informer avec célérité de ses critiques, soulignait avec hauteur l'incongruité de ce paisible délassement.

       - J'en ai plus qu'assez de relire indéfiniment le Horla de Maupassant ! C'est inimaginable ! Par dessus le marché, ce texte n'est pas réjouissant...

      J'avais tendance à oublier (mais pouvait-on raisonnablement m'en tenir rigueur ?) que M.C. ne connaissait pas mes difficultés à user d'acquits mémoriels.

      - De quoi me parles-tu donc ? Je ne me souviens pas d'avoir lu ceci ?

      - C'est bien de ta faute, il suffit de me le demander...

      - Pas question ! Je ne dépendrai plus jamais de toi, de tes sautes d'humeur.

      J'étais devenu un expert dans l'art de la remettre à la place qui lui convenait, à l'intérieur de la trappe. Pour être tout à fait honnête, lui infliger cette lecture répétitive, la tourmenter par ce biais (Elle ne pouvait tout de même pas fermer les yeux à ma place) ne me procurait qu'un sentiment de remords assez mitigé.

      Dans l'inventaire de mon paquetage figurait également une trousse de premiers secours, louable intention d'une administration prévoyante, même si je nourrissais quelques doutes quant à l'identité du secouriste censé officier.

      L'équipage a aidé à mon installation, j'aimais le contact taciturne de ces marins, j'avais enfin eu le privilège de rencontrer des gens normaux, comme vous et moi, ne se croyant pas obligés de discourir en pure perte. Une dernière tape sur l'épaule et je restais sur le petit quai pour regarder le bateau gris dont l'étrave déchirait lourdement les lames aux reflets anthracite...Il pleuvait, évidemment.

      Je disposais d'un ascenseur pour accéder au point culminant de cette étrange bâtisse, dans la cabine, on trouvait une affichette détaillant les consignes à observer en cas d'incident, le constructeur de cet appareil avait tout prévu, je me sentais pleinement rassuré. M.C. (Etait-ce une phobie contradictoire avec son statut de mémoire-conscience ?) souffrait de claustrophobie et m'à prié instamment de négliger cet engin, un escalier permettant aussi de prendre de l'altitude. Pour une fois, après mûre réflexion, j'abondais dans son sens. J'ai pris cette décision uniquement pour la rassurer, j'ai la chance de ne souffrir d'aucune phobie capable d'altérer mon comportement, moi ! Au demeurant, il me fallait seulement assurer une ronde de principe toutes les vingt quatre heures ! J'entendais cependant aller contempler la danse perpétuelle des flots le plus souvent possible, ce spectacle permanent me dispensait de prendre des notes.

      Trois semaines d'un bonheur sans tâche devaient s'ensuivre, ma principale activité consistait à observer le ciel et la mer, à me réjouir, comme il est dit dans "Syracuse", de la grâce des grands oiseaux qui glissent l'aile dans le vent.

      J'avais noté, dans le fichier "Achats à envisager sérieusement", d'acquérir un appareil photo d'occasion, je tenais à fixer sur un support le cadre de mes heures de rêverie. L'aspect artistique de la photographie me paraissait assez secondaire, je privilégiais simplement une autre possibilité de pallier la mauvaise volonté de M.C. Si j'avais compté parmi les nantis de ce monde, je n'aurais pas hésité un instant à prévoir aussi l'acquisition d'un camescope dernier cri, d'un magnétophone de bonne facture, et pourquoi pas, le recrutement d'un secrétaire particulier. Toutefois, ma pondération innée me permettait, comme toujours, d'effectuer un distinguo entre rêverie et prospective.

      Quand il ne pleuvait pas, je savourais la complainte du ressac caressant les brisants, soutenue en mineur par la rumeur de l'air.

      La technologie se substituait à moi aisément, cette merveilleuse loupiote remplissait son office sans la moindre intervention de ma part, je n'avais qu'à partager mon temps entre les travaux domestiques, la mise à jour de mes notes et la contemplation d'horizons inaccessibles.

      Je me suis souvent demandé si c'était la mer qui submergeait les brisants depuis millénaires en les érodant simultanément avec le vent ou bien si ces infimes parcelles de continent déchiraient l'onde avec un bel acharnement.

      A priori, je le sentais bien, cette question ne se posait même pas, seule la première proposition avait l'air valide.

      Et la dérive des continents ? Par le jeu des plaques tectoniques, ceux-ci bougent, ils ne sont pas rigoureusement statiques, même si l'ampleur de ces déplacements se mesure en centimètres. J'en déduisais qu'il ne fallait pas, une fois de plus, se fier aux apparences. Les terres émergées sont mobiles, contrairement aux océans qui subissent la lente érosion de l'espace leur revenant.

      J'appréciais de plus en plus les fonctions de gardien de phare, ou plutôt leur absence, elles me permettaient de mettre en évidence des faits essentiels échappant à la sagacité du vulgum pecus. Il me suffisait de les coucher soigneusement sur mes cahiers afin de garantir leur pérennité dans mon esprit. Ainsi, j'occupais un poste d'observation privilégié, me délectant d'être seul à en bénéficier, triomphant sur le reste de l'humanité toute entière et de ses  tourments dérisoires.

      M.C. ne manquait pas de souligner le caractère superfétatoire et surtout grandiloquent de mes appréciations. (Je préfère parler d'observations, c'est plus scientifique,de toutes façons, elle n'entend rien à l'utilisation du vocabulaire!) De peur d'être incomprise, elle affirmait aussi que je sombrais dans une sorte de nombrilisme exacerbé. Je traitais par le mépris qui convenait ces perfidies, bien dans ses manières.

      Quand on détient la vérité, on ne s'abaisse pas à en discuter avec les non-initiés, un débat stérile ne mène à rien, c'est bien connu.

      Sous l'emprise de la colère ou de la frustration, elle ajoutait mielleusement que ma suffisance n'avait d'égale que mon bonheur fabriqué de toutes pièces. J'étais tenté de lui répondre qu'elle n'était pas capable d'en faire seulement autant, mais ma sagesse m'interdisait de donner prise à la polémique avec une mémoire-conscience inapte à élever le débat.

      Pour en revenir à la dérive des continents, son humeur chagrine a suggéré une réflexion à M.C.

      "- Tu n'as aucune chance d'y assister de ton vivant, vieux bougon, tes "observations " n'ont aucune valeur en temps réel. Par contre, tu serais bien inspiré en gérant ta propre dérive. A-t-on idée de s'enraciner sur un bout de rocher et de contempler la ligne d'horizon pendant des heures ?

      - Dériver ? Je ne saisis pas le sens de ta remarque, ni son à-propos. Je ne dérive nullement, je suis fidèle à moi-même, ce qui n'est pas ton cas.

      - Ah ! Pardon ! Une mémoire-conscience ne peut être fidèle à soi, tu mélanges tout, comme d'habitude.

      - J'ai des doutes à ce sujet, M.C., et puis tes certitudes m'assomment."

      C'est généralement à ce stade de nos discussions qu'elle refermait la trappe. Ses mouvements d'humeur ne m'impressionnaient guère. Ils témoignaient de surcharges émotionnelles qu'elle ne savait maîtriser. Je n'ai jamais cru utile de lui en parler, après tout, à chacun ses problèmes. Elles atténuaient, d'ailleurs, la portée des opinions réductrices qu'elle émettait à mon égard. Etrange caractère...peut-être ne m'aimait-elle pas ?

      Heureusement, j'avais toujours le recours de l'aspirine pour m'affranchir de ces jérémiades. J'en usais abondamment, et la paix étendait son ombre lénifiante sur moi.

      Mon univers cylindrique me convenait parfaitement, tout comme cet isolement me garantissant des soubresauts d'une société bien trop agitée pour moi. Ma nouvelle situation n'appelait aucune critique de ma part, je regrettais seulement de ne pas être devenu gardien de phare plus tôt. 

                              ***** 

      Quand je m'éveillais ce matin là, j'ai eu immédiatement la prescience d'une anomalie. Bientôt s'est affirmée en moi la sensation désagréable d'avoir égaré un élément essentiel de mon environnement. Cette impression restait encore diffuse. Je ressentais comme un vide, une absence.

      Je me levais, me préparais pour une nouvelle journée de labeur, j'ai pris mon petit déjeuner en réprimant mal une frustration allant en prenant de l'ampleur, inexplicablement.

      Brusquement alarmé, je consultais mes notes sur l'écran, aucune omission probante n'a été mise en évidence, je veillais toujours à noter soigneusement l'exécution de mes tâches.

      Je me suis assis à la table, enfouissant mon visage entre mes mains pour réfléchir. Toute honte bue, je décidais de m'en ouvrir à M.C., si nos relations étaient devenues rien moins que sporadiques, nous n'avions pas rompu définitivement.

      - M.C. ? M.C.? Ouvre la trappe, nom d'un chien, ce n'est pas le moment de bouder ! Ne fais pas la sourde, ça ne prend pas. Allons...je te promets d'aller au cinéma quand je retournerai à terre.

  

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